Pourquoi ce colloque ?

A l’occasion du 40ème anniversaire de la parution de l’ouvrage de Gueunier, Genouvrier et Khomsi (1978), le présent colloque, organisé par l’EA 4428 DYNADIV à l’Université François-Rabelais de Tours, se donne pour objectif de revisiter la notion d’I/SL au prisme de diverses thématiques, notions, disciplines et/ou orientations à même de la renouveler et d’en valoriser les potentialités encore inexplorées.

Trois orientations au moins pourraient permettre ce renouvellement :

Terrains

Alors que l’I/SL concerne, dans beaucoup de sociétés, une large proportion des nationaux et résidents (publics scolaires, migrants notamment…), et constitue un élément majeur dans les processus de socialisation, intégration, promotion sociale et professionnelle, ce phénomène donne lieu à fort peu de recherches. Or, la sociolinguistique se définissant souvent comme discipline critique et d’intervention sociale, il est assez paradoxal qu’un thème articulant aussi centralement des enjeux tant sociaux que linguistiques soit laissé en jachère.

Que ce soit dans les situations urbaines en Afrique, dans les régions canadiennes, ou dans les régions créoles, mais aussi en Europe, ou en Asie, on remarque un travail d’appropriation du français qui révèle parfois des formes d’insécurité (même pour des personnes a priori compétentes en français) ou au contraire de sécurité linguistique. La France n’échappe pas à cette liste d’espaces où les identités s’articulent à un rapport particulier au français (notamment dans le cas des situations migratoires, ou des minorités linguistiques - comme celles vécues par les Manouches, les Ch’tis, les « jeunes », etc.). Toutes les situations où le français joue un rôle social et historique important, au contact d’autres langues, pourront venir éclairer la notion. Si le français a occupé une place importante dans les travaux sur l’I/SL, des travaux sur d’autres langues – y compris les langues des signes - pourraient avantageusement permettre de fécondes comparaisons, et faire ressortir les caractéristiques des sociétés / situations francophones. On pourrait aussi penser à l’I/SL dans différents types d’écrits (braille, sms et textos), etc., à titre comparatif. Dans cette perspective, l’étude de corpus diversifiés pourrait aussi apporter du sang neuf à l’étude de l’I/SL : corpus littéraires (le salon des Verdurin chez M. Proust dans A la recherche du temps perdu ou bien les « gros mots » d’A. Kourouma dans Allah n’est pas obligé), exemples puisés dans l’histoire des langues (le français « langue orpheline » selon B. Cerquiglini, 2007), dans les bandes dessinées (Aya de Yopougon, Le piano oriental, … ), des corpus filmiques ou des chansons, etc.

On peut encore penser à contraster des terrains à tendance monolingue aux terrains plurilingues : l’I/SL s’y manifeste-t-elle de manière semblable ? De même, on a peu étudié le problème de l’I/SL dans les langues minorées et / ou minoritaires, partant de l’idée qu’il fallait une norme affirmée pour susciter l’IL, ce qui mériterait vérification. Enfin, on a paradoxalement peu étudié la SL, alors qu’on peut penser que ce phénomène ne peut qu’améliorer la connaissance de l’IL, notamment dans les processus d’enseignement-apprentissage des langues, domaine pourtant où l’IL est fréquemment vécue.

Alors qu’elle est abordée pour la première fois en contexte américain (Labov, 1976), on peut aussi noter que c’est dans des situations francophones que l’IL a particulièrement été problématisée. En quoi la francophonie serait-elle une situation particulièrement pertinente pour réfléchir à l’IL ?

Perspectives in(ter)disciplinaires

L’histoire pourrait apporter des éléments d’appréciation des phénomènes d’I/SL. Cerquiglini (2007) argumente que le français est un « créole » (au sens péjoratif du terme) qui a réussi, et qui est encore honteux de ses origines douteuses, si bien qu’on pourrait dire que les francophones ont hérité de cette histoire vécue comme honteuse. Salon (1983) montre que la France, ravalée au rang de puissance moyenne après la dernière guerre, doutant de sa capacité de se réarmer militairement, puis économiquement, préfère entretenir le mythe de son aura culturelle par un réseau de « soft power » à la française qui a le mérite d’être moins coûteux, pour une efficacité à discuter.

L’assise institutionnelle liée à l’idéologie linguistique a encore des répercussions en francophonies, et aussi en France, tant au niveau de l’imposition unique du français sur le territoire (de quelle insécurité relève, par exemple, le récent débat sur l’enseignement de l’arabe à l’école ?), de son enseignement scolaire que de son enseignement aux migrants. Les travaux menés dans ces domaines s’intéressent principalement aux moyens mis (ou à mettre) en œuvre pour s’assurer de la transmission de la langue, beaucoup moins à l’expérience qu’en ont les personnes impliquées. Réfléchir à l’expérience de l’IL en français dans ces champs (sociolinguistique, didactique des langues, sciences de l’éducation, sociologie de l’éducation, …) amène la question de sa réception, de son appropriation. Ces dimensions (expérience, réception, appropriation) ne sont pas sans poser problème aux sciences humaines, dont les méthodologies ne permettent pas de prendre en compte un « sentiment » comme celui d’I/SL. Les questionnements en philosophie, par exemple à partir de la notion de réflexivité, pourraient contribuer à éclairer cette problématique.

Par ailleurs, l’écriture (littéraire) en français relève parfois d’une forme de contrainte, qui pèse sur le choix même de la langue. La contrainte est d’ordre historique, économique, mais porte aussi sur les dimensions po(ï)étiques du langage puisqu’elle finit par enfermer des expériences dans « le fantôme d’un langage pur » (Merleau-Ponty, 1969 : 10). Pour sortir de ce trouble, l’écrivain développe selon Provenzano (2011) des stratégies compensatoires (de l’hétérolinguisme - Suchet, 2014-  au silence - Boudreau, 2016, pour n’en citer que deux), qui dénotent une intention de sécurisation linguistique. Ce colloque sera ainsi l’occasion de réfléchir également au texte littéraire comme une traduction d’expériences, qui révèle une ambiance où entrent en tension des idéologies et des formes de résistance rendant manifestes des imaginaires francophones singuliers.

Enfin, avec la mondialisation, une sorte d’assignation à l’ouverture à la diversité pèse sur les francophones et les somme de s’ouvrir aux autres langues sous peine de ringardisation ou de passéisme caractérisé, ce qui est certainement une dynamique intéressante pour favoriser le plurilinguisme. On s’aperçoit cependant que cette ouverture bénéficie surtout à l’anglais, en raison de l’intégration de la minoration du français, liée à la situation précaire de la France dans les contextes mondialisés à cause de sa situation économique et politique incertaine. Cette insécurité sur le plan géopolitique, politique, économique a des conséquences sur l’I/SL des francophones que des économistes, politologues, historiens, pourraient éclairer.

Epistémologie

L’I/SL est souvent associée à un « sentiment », ce dont personne ne disconviendra. Mais faut-il résumer l’I/SL à un sentiment ? Cela pose déjà la question du travail, dans les SHS, de « sentiments », tout particulièrement en sociolinguistique, le sentiment étant plutôt associé à la psychologie, problème que l’on peut régler grâce à l’individualisme méthodologique (qui sous-tend, par exemple, les sociologies nord-américaines). Mais on pourrait explorer d’autres champs connexes : l’I/SL comme « manière d’être », plus durable qu’un sentiment : certains locuteurs vivent toute une vie en IL, ou en SL, selon leur position dans des hiérarchies sociales, économiques, ethniques, genrées, etc. Peut-on alors encore parler de « sentiment » ? Ne peut-on songer à traiter l’I/SL comme expérience de vie, dont les manifestations ne sont pas toujours aussi évidentes, ce qui invite à reconsidérer ce qu’exigent certaines méthodologies et épistémologies pour considérer leur démarche comme scientifique et légitime ? Faut-il refuser, au nom d’une conception de la recherche en SHS, de traiter un phénomène pertinent, et ne peut-on réfléchir à d’autres conceptions de la recherche en SHS ?

La question se pose donc des modalités d’exploration et de mise en évidence de l’I/SL, selon différentes options méthodologiques et épistémologiques, question à mettre en regard des enjeux sociaux rappelés plus haut, surtout si une des modalités de manifestation de l’IL est une manifestation « en creux » par le silence.

A la lecture de ce qui précède, et pour sortir l’insécurité linguistique de l’impasse méthodologique où elle se trouve, il semble pertinent de rechercher des épistémologies différentes qui permettent d’aborder l’I/SL de façon transversale. Il s’agit, par exemple, d’envisager une démarche diversitaire en interrogeant les processus sociohistoriques qui débouchent sur l’IL. Explorer ce point de vue reviendrait à articuler interprète-relation-altérité en en questionnant les conséquences. Cette approche, qui consiste à réfléchir à la réception et non uniquement à la diffusion, conduira à interroger l’« objet » central de nos disciplines : la langue. Si parler de langue, c’est réfléchir à des frontières dynamiques, à des histoires variées, à des relations avec d’autres, à des expériences diverses…, les questions fondamentales à se poser seraient finalement, qu’est-ce qui fait langue ? Et qu’est-ce qui fait I/SL ? Et encore, que fait-on de cette I/SL ?

Une autre façon d’aborder la question consisterait à s’interroger sur le développement de l’I/SL dans le monde intellectuel francophone surtout, depuis les travaux de W. Labov. On pourrait considérer que cela découle simplement d’une « fausse route » de la sociolinguistique de langue française, possibilité à considérer aux côtés d’autres : et si les SHS étaient plus liées qu’on ne voudrait le penser à des univers linguistiques et culturels, si bien que la circulation des méthodologies, idées entre eux serait moins simple et fluide qu’on ne le présuppose généralement (cf. Robillard et Blanchet, éds., 2012) ?

Autant de regards qui laisseraient envisager l’IL comme fondamentalement existentielle, dans la mesure où elle s’accompagne d’un sens aigu de la « non maitrise », de l’illégitimité, mais aussi de la poïétique liée au langage et aux langues.

Les propositions de contribution s’inscriront dans les champs disciplinaires des sciences humaines et sociales, de l’histoire, de la philosophie, de la littérature. Quelles que soient les situations envisagées, elles réfléchiront à la fois aux conséquences de la problématisation de l’I/SL sur « le » français, les francophones et les francophonies et aux implications politiques et éthiques pour la recherche.

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